Le nouveau supermot de nos politiciens neoliberaux
Lorsque l’artiste, photographe et architecte iranien Alborz Teymoorzadeh a été expulsé le 4 octobre, la commission gouvernementale compétente a justifié sa décision en affirmant que le travail artistique de Teymoorzadeh ne représentait pas de « plus-value » pour l’économie luxembourgeoise. Comme si l’art devait se calculer en euros et en centimes.
Le ministre de l’Intérieur Léon Gloden et ses collègues affirment désormais que l’artiste n’aurait pas pu subvenir à ses besoins. Or, la décision officielle dit autre chose et ressemble à un rapport boursier: « que les créations artistiques de Teymoorzadeh n’apportent pas de véritable plus-value en termes d’intérêts économiques pour le Luxembourg, ne servent pas réellement les intérêts du pays et ne peuvent pas être considérées comme une intégration dans le contexte économique national ou local. » Le PDF de l'article du LAND peut être téléchargé en bas. On pourrait penser qu’ils avaient vendu ses œuvres aux enchères sur eBay et ont été déçus de constater qu’ils n’ont pas reçu assez de likes.
Évaluer une œuvre artistique comme une « plus-value» a autant de sens que juger la qualité d’un livre par le grammage du papier ou d’une photo par le nombre de pixels plutôt que par le moment capturé. Peut-être que la prochaine étape sera de mesurer la poésie en kilojoules ?
Mais le ministre du Travail, Georges Mischo, a lui aussi succombé à la maladie de la plus-value. Après une réunion mouvementée avec les employeurs et les syndicats le 8 octobre, il a déclaré que l’avis des syndicats n’était pas pertinent parce qu’il ne représentait de toute façon pas de «plus-value». Et paf! Le voilà à nouveau, notre « plus-value ». Nos politiciens savent-ils vraiment de quoi ils parlent lorsqu’ils parlent ou écrivent sur la « plus-value » ?
Plus-value: définition et exemple
La « plus-value » est un terme purement économique qui représente le profit entre le prix de vente et le prix d’achat. Il peut s’agir de n’importe quoi : des actions, de l’immobilier ou même un vieux vélo. Le contraire est « moins-value », c’est-à-dire quand on vend quelque chose à perte. En anglais on parle de «capital gain » ou de « added value » ; en allemand de «Veräußerungsgewinn», « Kapitalgewinn », «Wertzuwachs » ou de « Wertsteigerung ».
Exemple : Un requin de l’immobilier achète une maison pour 500 000 euros et la laisse ensuite vide. Après cinq ans, la valeur a presque doublé sans aucun investissement dans la maison. Le requin de l’immobilier vend la maison pour 950 000 euros, ce qui correspond à un bénéfice ou une « plus-value» de 450000 euros (950 000 euros de prix de vente – 500000 euros de prix d’achat). Attention ! Cet exemple est une pure fiction, car de tels cas de spéculation immobilière n’existent évidemment pas au Luxembourg. Non, bien sûr que non.
L’utilisation du mot « plus-value » par Léon Gloden et Georges Mischo est donc totalement déplacée, à moins que le ministre de l’Intérieur n’ait acheté des œuvres d’art d’Alborz Teymoorzadeh et veuille ensuite les revendre avec profit. Ou que le ministre du Travail ait acheté les syndicats. Tout cela est difficile à imaginer, même si cela ne peut être totalement exclu.
Cacologie
Un certain nombre d’autres hommes politiques utilisent également de plus en plus le terme de «plus-value » dans leurs discours. Lors de sa visite à la structure de soutien aux toxicomanes « Abrigado », la ministre de la Santé, Martine Deprez, s’est sérieusement interrogée sur la « plus-value » pour le Luxembourg. On aurait pu penser qu’elle s’attendait à ce que les toxicomanes apportent des stock-options.
Le ministre de l’Environnement, Serge Wilmes, est un véritable apôtre du terme « plus-value». On pourrait presque croire qu’il l’a inventé ! Peut-être qu’un nouveau dictionnaire, avec son visage en couverture, sera bientôt publié en hommage à son utilisation inlassable de ce mot à la mode. Dans le cadre du projet «Plus de nature dans nos cours d’école », il souligne : « Les arbres et les infrastructures vertes sont une « plus-value » pour la biodiversité. » À moins qu’il ne veuille vendre la cour d’école et que l’acheteur soit prêt à payer un supplément pour les arbres, cette déclaration semble aussi sensée que de mesurer la beauté d’un coucher de soleil en kilowatts. Dans un article paru dans Paperjam sur les priorités environnementales du gouvernement, Serge Wilmes a déclaré : «Les efforts de protection de l’environnement se concentrent sur de grands projets écologiques qui permettent de générer une plus-value pour l’environnement. » Entend-il vendre l’environnement pour faire du profit ? Peut-être que les forêts luxembourgeoises seront bientôt cotées en bourse.
L'ONU, le jongleur financier
De son côté, le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Xavier Bettel, a surpris le monde avec une idée révolutionnaire dans son discours devant l’Assemblée générale de l’ONU le 20 septembre : les institutions de l’ONU devraient à l’avenir créer de la «plus-value ». L’ONU, connue pour ses opérations humanitaires et ses missions de paix, devient désormais également un jongleur financier. Les Casques bleus apporteront bientôt non seulement la paix mais aussi des actions en bourse dans les zones en crise. « Nous voulons continuer à apporter une plus-value aux institutions de l’ONU », a fièrement annoncé le ministre. Pendant leur pause déjeuner, les soldats de l’ONU pourront troquer leur casque contre un ordinateur portable pour discuter des dernières évolutions de la bourse. Peut-être que le Conseil de sécurité ne discutera plus des sanctions, mais plutôt des meilleures stratégies d’investissement. Et qui sait, peut-être que le secrétaire général deviendra bientôt PDG de “UNO Investment Corporation”, avec un portefeuille qui rendra jaloux même les investisseurs les plus chevronnés. Le bénéfice est bien entendu réinvesti. La paix devrait en fin de compte être profitable, et l’ONU devrait en tirer des dividendes.
Monarchie : Palais de la plus-value
Même notre presse ne nous épargne pas le nouveau mot à la mode « plus-value ». Et qui de mieux que la monarchie luxembourgeoise elle-même pour bénéficier de cette tendance? Paperjam a récemment publié un article intitulé : « Avec le conseiller du grand-duc héritier - Tim Kesseler : ‘Apporter une plus-value au Prince Guillaume’ ». Tim Kesseler, conseiller immobilier du lieutenant-représentant, le prince Guillaume, s’est donné pour mission d’offrir une «plus-value » à la cour. Paperjam veut-il nous faire comprendre qu’il s’agit de la noble tâche d’augmenter la richesse de la monarchie ? Car que vaudrait un prince sans sa « plus-value » ? Un noble ordinaire qui se contente de simples millions ? Inimaginable ! Peut-être que le palais sera bientôt rebaptisé « Palais de la Plus-Value » et que les réceptions grand-ducales deviendront des événements boursiers où les invités présenteront leurs portefeuilles d’actions. Le bénéfice est bien entendu réinvesti - par exemple dans la nouvelle annexe du château de Colmar-Berg ou dans une nouvelle propriété sur la côte atlantique du Pays Basque français, de préférence à Biarritz.
L'éducation précoce : une plus-value
Le mot à la mode « plus-value » est également souvent utilisé par d’autres politiciens. Même les plus petits en ont été tourmentés, car le ministre de l’Éducation Claude Meisch a parlé d’une « véritable plus-value » dans son discours sur l’éducation précoce. Le ministre de l’Intérieur, Léon Gloden, a qualifié la nouvelle unité de police locale de « véritable plus-value » en matière de sécurité. Le ministre de la Famille Max Hahn s'est demandé si le guichet social représenterait réellement une « plus-value », et la ministre de la Santé s'est posée la même question lors de l'introduction de la carte d'hôpital. On pourrait penser qu’ils s’attendraient à ce que les services sociaux et les cartes d’assurance maladie soient négociés en bourse.
Où est l’humanité ?
Que se passerait-il si nos politiciens s’éloignaient de leur obsession pour la « plus-value » et remettaient les êtres humains et l’environnement au centre de leurs préoccupations ? Peut-être que cela servirait enfin la population du pays. Mais c’est probablement trop demander dans un monde où même la valeur d’un arbre se mesure en euros et en centimes. Au Luxembourg, il semble que seul ce qui rapporte en espèces compte : l’humanité et la nature peuvent bien attendre leur tour. Après tout, pourquoi se soucier des gens et de la planète quand on peut transformer chaque discours en une séance de trading en direct ?
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